11

 

 

La neige continuait à tomber, formant un véritable brouillard. Le parking du fond ressemblait à une prairie de camions silencieux. Les capots disparaissaient sous la neige. Bill se faufilait avec prudence entre les véhicules. Aussi silencieux qu’un chat, il suivait les ombres. Chaque fois qu’il allait croiser quelqu’un, il se fondait dans la nuit. Il avait entendu le hurlement d’un homme, provenant du magasin, Bill avait alors songé à aller voir ce qui se passait, puis s’était ravisé. D’autres gens allaient accourir et il ne voulait pas qu’on le voie. S’il s’agissait de ce qu’il pensait – et il n’en doutait guère –, sa présence serait inutile. Il avait une autre tâche à accomplir, beaucoup plus importante.

Il trouva sans difficulté les deux poids lourds noirs des Carsey Bros. Tête penchée, l’oreille aux aguets, il longea lentement le premier, laissant courir le plat de sa main sur le flanc de l’engin. Aucun bruit ne provenait de l’intérieur, même pas celui d’une respiration. Le semi était vide. Il se dirigea vers le deuxième et s’arrêta à un mètre. Une vive douleur lui rongea les tripes et, pendant un long moment, il eut le souffle complètement coupé.

Regardant le flanc de ce deuxième camion, Bill sentit – il eut même la certitude – qu’on l’avait remarqué. Pire… On le surveillait. Et pas uniquement avec des yeux.

Une chose, tapie dans cette longue remorque, savait qu’il était là, le jaugeait. Une créature qui se trouvait seule dans le camion plongé dans les ténèbres. Un monstre qu’il percevait presque dans une partie de son cerveau. De nouveaux sens s’étaient récemment éveillés en lui. Il avait appris à les utiliser peu à peu au cours des mois précédents…

Des bruits de pas.

Bill se tendit mais, paralysé par la poigne invisible de la créature qui se tapissait dans la remorque, il fut incapable de bouger.

Ces bruits de pas se rapprochaient. Bill se rencogna dans le noir, devint invisible.

— Quelle belle merde ! bougonna une voix graveleuse.

Un homme court et gros apparut, projetant à chaque pas de la gadoue avec ses bottes.

Bill leva le nez et huma l’air. Cet homme sentait bougrement mauvais.

Malgré son énorme bedaine, il parvint à se glisser entre les deux camions noirs. Il s’arrêta face au premier et frappa trois coups sur la remorque – un… deux-trois –, puis attendit. Silence. Alors il se tourna vers l’autre remorque, poing en avant et…

… Se pétrifia. Son poing levé tremblait ; il lécha ses lèvres sèches, l’air inquiet, puis frappa de nouveau trois coups. On lui répondit de l’intérieur par deux coups, ce qui le fit reculer vite d’un pas. Puis il gagna l’arrière du camion en marmonnant :

— Saloperie de monstre !

Bill s’enfonça davantage dans les ombres et observa le type qui s’avançait dans l’aire située derrière les deux camions. Tête baissée pour se protéger de la neige, il regardait dans tous les sens. Comme il tournait les talons, Bill banda tous ses muscles – malgré sa faiblesse, sa force serait supérieure à ce gros plein de soupe en rogne – et bondit sur l’homme.

Une seconde plus tard, le type était étendu le nez dans la gadoue, entre les deux camions. Cramponné aux épaules matelassées de graisse, à cheval sur ses reins, Bill le maintenait plaqué au sol.

— Qu’est…

— Boucle-la, chuchota Bill.

— Mais bordel, qu’est-ce tu veux ? J’ai pas un…

— Boucle-la et écoute. Ton nom ?

— Claude. Carsey.

— Tu conduis un de ces gros culs ?

— Ou-ouais. Ouais.

— Tu transportes quoi ?

— Des cer… cueils. Ben… tu sais, pour les macchabées. Des cercueils, quoi.

— Et pourquoi ces trois coups ?

— Que… que… quoi ?

— Tu as frappé trois coups. Pourquoi ?

— C’est pas tes oignons, connard !

— Mais bon Dieu, qu’est-ce que tu…

Bill se redressa brusquement, fit rouler le gros sur le dos et, l’empoignant par le col, pressa un genou sur sa poitrine. Lorsque l’obèse le regarda, Bill ouvrit grande la bouche et fit allonger ses crocs.

— Aïe-aïe… Doux Jésus, non-non, tu-tu es l’un d’eux, geignit l’obèse. (Bill sentit les bourrelets de graisse trembler sous son poids.) S’il te plaît, ne me fais pas mal. S’il te plaît, j’te… j’te jure que… j’ferai… tout ce que tu veux… Promis… juré.

— Qu’est-ce que vous transportez dans ces deux camions ?

L’obèse eut l’air embêté, troublé.

— Mais… tu l’sais bien, non ?

— Réponds !

— Des filles. Des gonzesses qui sont… comme toi. Sauf qu’elles sont pas là en c’moment. Elles bossent.

— Elles bossent ?

— Ouais, sur le parking. Tu sais bien. Les lézards de nuit ! Elles racolent. Puis… ben, elles se procurent ce qu’il leur faut. Et elles nous procurent aussi ce qu’il nous faut. Le fric. Elles prennent tout ce qu’elles peuvent rafler.

— Et qui a frappé ces deux coups, à l’intérieur, juste à l’instant ?

La confusion céda la place à la peur. Le visage cyanosé de l’obèse blêmit même un peu.

— Tu… l’sais pas ? dit-il, le souffle coupé.

— Je te l’ai demandé, il me semble ?

— Mais… tu es l’un d’eux. Tu dois donc…

Bill souleva l’obèse de sorte à être quasiment nez contre nez avec lui.

— Claude, ne te fous pas de ma gueule. Réponds. Qui a frappé deux coups dans le camion ?

— Me… ma… mais elle va me… m’tuer si je…

— Ouvre tes portugaises, Claude. De toute façon, je vais te tuer. Alors considère que c’est ta dernière confession. Qui est-elle ? De quoi s’agit-il, au juste ? Pourquoi reste-t-elle dans le camion ?

Claude regarda vite autour de lui et chuchota, comme s’il avait eu peur qu’on ne l’entende :

— Nous, on l’appelle leur reine. Elle est comme ces filles mais… pire. Ces filles sont des êtres humains ou… l’étaient. Avant d’avoir… changé. C’est elle qui les a changées. Et elle, c’est pas un être humain, ça non !

— Mais pourquoi ne sort-elle pas de ce camion ?

— Pa’ce qu’elle… (Un violent frisson secoua Claude et il donna l’impression d’avoir envie de dormir.) Elle est… trop différente pour se montrer dehors. Les filles lui amènent des gens. Des gosses, surtout. Elle les aime très jeunes. Elle prétend qu’ils sont… (un tic déforma ses traits)… plus frais.

Bill fixa Claude un long moment. Ce type ne mentait pas. Il avait encore une foule de questions à lui poser mais le temps manquait. Bientôt, d’autres hurlements, semblables à celui qu’il avait entendu peu de temps auparavant, allaient retentir.

— Est-ce que tous ceux qu’elles mordent deviennent comme elles ?

— Non… NON ! Bon Dieu, tu sais ce que ça voudrait dire ? Il y en aurait partout ! Non, elles prennent juste ce qu’il leur faut, puis s’en vont. En général, les victimes tombent dans l’coma et y s’réveillent plus tard avec une petite marque sur le corps et avec, ben tu sais… la gueule de bois.

Bill flamboya de colère et secoua l’obèse :

— Enviandé, tu mens ! L’une d’elles m’a changé, moi !

— Non, parole. C’est la vérité ! J’sais pas ce qui t’est arrivé, mais c’est comme ça qu’elles font. Vraiment !

Ce type avait l’air sincère. De toute façon il était bien trop terrifié pour mentir.

La fille qui l’avait mordu lui aurait-elle dit la vérité ? Étaient-ils vraiment tombés en panne et était-elle restée longtemps sans s’alimenter ? Bill pouvait parfaitement comprendre qu’une faim bestiale l’ait poussée jusqu’à cette extrémité, l’ait entraînée à lui pomper trop de sang.

— Est-ce qu’on peut les tuer ? demanda-t-il.

Claude écarquilla les yeux.

— Comment foutre le savoir ? Mais y a une chose qu’est sûre, moi, j’essaierais pas.

— Peut-on les arrêter ?

— Ben… ben… l’ail, ça les rend malades. Juste… (Il poussa un caquètement nerveux.) Juste comme dans les films.

— Comment elles…

— Papa ?

Bill laissa choir l’obèse sur la neige boueuse et pivota d’un bloc en poussant un hoquet. Jon se tenait à l’extrémité de l’un des deux camions, grelottant de froid.

— Mais bon sang, qu’est-ce que tu fabriques ici ? fit Bill d’une voix énervée. Je t’avais dit de rester dans le Gold Pan.

— J’pouvais pas.

Alors, Jon raconta à son père ce qu’il avait entendu et vu dans l’arrière-salle de la boutique, après avoir suivi Adelle.

— Eh bien, retourne là-bas ! ordonna Bill d’un ton sec. Tout de suite. Allez, file !

Jon se contenta de fixer son père, en claquant des dents.

— Mais papa, qu’est-ce que tu fais ?

Bill ouvrit la bouche pour répondre mais regarda son fils sans émettre un son.

J’allais tuer cet homme, songea-t-il. Voilà tout.

Sourcils froncés, les yeux remplis de chagrin, Jon continuait à fixer son père, comme s’il venait d’accomplir quelque chose qui le faisait souffrir. Bill baissa les yeux sur Claude et s’aperçut qu’il tremblait de peur. Peu importait que ce Claude Carsey fût un sale type – un enculé, carrément, un monstre, à coup sûr – c’était quand même un être humain. Tout à coup, Bill fit le serment de ne pas le mettre en bouillie.

Mais aaah ! quelle tentation, Seigneur !

Bill se releva, souleva sans effort Claude par le col et le projeta avec violence contre le camion.

— Qu’est-ce qui les fait mourir ? grogna-t-il.

On aurait dit que Claude allait se mettre à pleurer.

— J’te l’ai déjà dit, mon vieux. J’en sais rien ! répondit-il d’une voix grinçante, en projetant une pluie de postillons. Elles ne meurent pas. Et cette… (Il jeta un regard craintif vers le semi qui se trouvait derrière Bill.) Cette créature là-d’dans, elle existe depuis… oh ? bon Dieu, j’en sais rien, moi… Elle est très, très vieille, mon pote, ça, crois-moi. Des siècles… Peut-être des milliers d’années. Crois-moi… elles ne… (Il se tut abruptement et déglutit avec bruit, branlant du chef.) Tu ne mourras pas, toi non plus.

Sans relâcher Claude, Bill se tourna vers son fils qui n’avait pas bougé d’un pouce, comme transformé en bloc de glace. Ses yeux avaient doublé de taille et sa bouche était grande ouverte.

— J’croyais, aboya Bill, que je t’avais ordonné de retourner dans le Gold Pan, fiston !

Jon se fit tout petit devant la colère de son père. Bill se détestait d’avoir été aussi brutal avec son fils, et il se mordit la lèvre.

— Jon, que se passe-t-il ? demanda-t-il d’un ton nettement plus doux.

— Un homme… dans la boutique… Il a été mordu. J’ai… pensé qu’il valait mieux que tu le saches.

Bill acquiesça.

— Ouais, c’est bien. Maintenant, retourne auprès de ta maman.

— Mais elle est aussi dans la boutique.

Sous le choc, Bill relâcha un peu le cou de Claude.

— Quoi ?

— L’autoroute est fermée. Impossible de faire venir une ambulance. La direction a demandé par haut-parleur s’il n’y avait pas un médecin ou un infirmier pour soigner cet homme, et maman est allée voir si elle pouvait faire quelque chose.

Soudain saisi de faiblesse, Bill faillit laisser choir ses bras mais parvint à resserrer sa poigne. Imaginer A. J. se promenant en dehors du restaurant le glaçait d’horreur.

— Tu veux dire… bredouilla-t-il, que ta… maman est…

Une douleur atroce explosa dans son sexe ; elle fusa dans son abdomen, comme une éruption volcanique.

Le genou de Claude.

Un choc à l’estomac. Il eut le souffle totalement coupé.

Le poing de Claude.

Bill s’écroula en gémissant sur la chaussée couverte de neige et de verglas. Il se recroquevilla en chien de fusil, tandis que de lourds bruits de bottes s’éloignaient à travers le parking.

Plantant les doigts dans la neige, Bill se redressa lentement sur ses pieds en poussant des gémissements de douleur. Réunissant ses forces et ignorant son mal qui, de toute façon, diminuait rapidement (c’était là encore un des changements appréciables qu’il avait constatés chez lui, depuis qu’il avait été saigné), il parvint à rester debout en s’adossant au camion.

Jon se cramponna au bras de son père.

— Papa ! Ça va, papa ?

— Vvv-vouais ! Ça va !

Bill regarda le parking et vit Claude qui s’éloignait en tanguant sous ses kilos. Il pressa l’épaule de son fils.

— Reste ici ! Tu m’as compris, reste ici !

Bill partit en courant deux fois plus vite que l’obèse qui se dirigeait vers l’entrée latérale du parking. Il plongea derrière un camion, patinant sur la neige et Bill le perdit de vue. Il entendait encore le bruit de ses pas mais ne le voyait plus. Il hésita un instant sur la direction que Claude avait prise. Finalement, il le repéra à nouveau.

Claude avait rebroussé chemin et se dirigeait à présent vers le fond du parking. Une allée étroite et obscure courait le long de la façade arrière du restoroute. Claude disparut en contournant l’angle.

Bill le prit en chasse. Il n’éprouvait plus aucune douleur et parvint même à accélérer le train, réduisant ainsi en l’espace de quelques secondes la distance qui le séparait de l’obèse. Il sauta sur l’énorme dos de Claude qui heurta le macadam couvert de neige boueuse en poussant un gémissement sourd. Il y eut un craquement sonore. Son front venait de heurter le sol.

Prenant sa victime sous les aisselles, Bill traîna Claude jusqu’à une fenêtre, et sans le moindre effort, malgré sa faiblesse, lui fit traverser la vitre, tête la première. Une gerbe de débris de verre cliqueta sur le ciment, puis il y eut un craquement et enfin, le silence. Bill pointa le nez par la fenêtre. Claude gisait en tas sur le sol au milieu de cartons et d’une caisse brisée en miettes. Il savait que, dès que Claude aurait repris conscience, il n’aurait aucun mal à empiler quelques caisses et à repasser par la fenêtre. Il regarda vite autour de lui. Un container jadis blanc et qui sentait le détritus était placé contre le mur. Du couvercle à moitié ouvert s’échappaient des déchets qui se déversaient sur les flancs du container.

Bill poussa cette poubelle le long de l’allée, ses roues grinçant sous le poids. Il la rangea à un centimètre de la fenêtre. Mais pendant l’opération, il souleva par mégarde le couvercle qui s’ouvrit complètement et retomba dans un fracas de métal. Des détritus se répandirent sur le sol.

Reculant, poings sur les hanches, Bill regarda par-dessus le container pour s’assurer que Claude ne pourrait pas s’échapper par cette fenêtre… Certes, il risquait, une fois réveillé, de remonter par l’escalier…

— Mais bon sang, qu’est-ce que vous faites ici, vous ?

Bill pivota brusquement et découvrit dans la lumière des lampes au mercure un homme énorme, planté à l’extrémité de l’allée. Il parlait avec l’accent des Noirs, une sorte de voix de baryton.

— Hein ?

— Qu’est-ce que vous fabriquez ici ?

Ses grands bras légèrement écartés du buste, comme sur la défensive, le Noir s’approcha de Bill.

— Et c’est quoi, toutes ces saletés ? Mais bon sang, pourquoi vous touchez aux poubelles, mon vieux ? Qu’est-ce que vous vous imaginez…

— Papa ! hurla Jon au loin. paaapaaa !

Le Noir stoppa pile et se retourna en direction du hurlement.

— C’est mon fils, fit Bill d’une voix sifflante en dépassant le Noir.

— Tout se déglingue ici, ce soir, grommela Byron en emboîtant le pas à Bill.

 

Adelle entendit également le cri de Jon.

Elle était encore penchée au-dessus du blessé qui avait cessé de gémir. Adelle et le médecin l’avaient soulagé en nettoyant et pansant sa plaie. Cody, le shérif adjoint, venait d’annoncer qu’il devait s’en aller, lorsqu’elle avait entendu ce hurlement lointain et terrifié. Elle se raidit, tendit l’ouïe et perçut le même cri de terreur quelques secondes plus tard.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle.

— Pardon ? fit le Dr. Kane en clignant des yeux.

Encore le même cri. Il était évident pour Adelle qu’il s’agissait de Jon, mais pourquoi, ciel, appelait-il son père ?

Elle délaissa le chiffon plein de sang qu’elle tenait à la main et se cramponna au bras du shérif adjoint.

— Mon Dieu, c’est mon fils.

Cody lui lança un regard à la fois perplexe et irrité, voulut se dégager, lorsqu’il entendit lui aussi l’appel au secours.

— C’est mon fils, répéta Adelle d’une voix ferme en secouant le flic par le bras. Il lui est arrivé quelque chose, ajouta-t-elle en entraînant Cody hors du bureau…

Bill courait comme un dératé entre les camions. Le Noir, plus lent, tentait de ne pas se laisser distancer.

Quel con ! se dit Bill. Ce que tu peux être con de l’avoir laissé seul, alors que tu sais qu’elles…

Il plongea entre les deux poids lourds des frères Carsey et s’arrêta si brusquement que ses pieds glissèrent sur le sol givré.

Jon avait suivi la consigne de son père. Il n’avait pas bougé. Seulement, à présent, il n’était plus seul.

L’espace qui séparait les deux engins était plongé dans l’obscurité. Mais Bill aperçut quand même une paire d’yeux qui miroitaient comme l’eau sous le clair de lune. Des ongles noirs et interminables prolongés de serres acérées se détachaient sur la peau blanche de la gorge de Jon. La terreur dilatait les pupilles de son fils et sa poitrine se soulevait par à-coups précipités.

— Je pourrais le tuer sur-le-champ, siffla-t-elle, d’une voix basse où se mêlaient les intonations d’un nombre incalculable de langues et qui suintait, comme si elle avait eu quelque chose dans la bouche. Des dents, peut-être. Une foule de dents mal formées.

— Ou bien le saigner, me sustenter. Le rendre comme toi. Aimerais-tu cela ?

Bill voulut foncer sur la créature, arracher son fils de la poigne hideuse mais il ne parvint pas à détacher son regard de la serre noire qui s’enfonçait légèrement dans la chair de Jon.

Elle est… trop différente pour sortir, avait expliqué Claude Carsey.

— Non, pitié ! murmura Bill. Ne fais pas ça. Je t’en supplie.

Des pas crissèrent sur la neige, qui s’arrêtèrent juste derrière eux.

— Ô Seigneur ! souffla l’énorme Noir.

— Dans ce cas, ramène Mr. Carsey, dit-elle d’une voix grinçante comme une lame s’enfonçant dans la glace.

— Il… il va bien.

— Ça, ça m’est égal. Ramène-le.

— Seigneur Dieu ! répétait sans arrêt le Noir.

— Rends-moi mon fils, rétorqua Bill en essayant d’adopter un ton autoritaire.

Il obtint pour toute réponse un éclat de rire. En réalité, c’était un son qui ressemblait plus à un cri d’animal qu’à un rire humain proprement dit.

— Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi nous suis-tu ?

Bill remua les lèvres mais aucun son n’en sortit.

Il ne savait pas que répondre. Il ne pensait qu’à une seule chose : sauver son fils.

— Veux-tu nous faire du mal ? s’enquit-elle avec une inflexion un rien sarcastique. Veux-tu faire du mal à ceux de ton espèce ?

— Je n’appartiens pas à votre espèce.

— Mais si, mais si.

Il y eut alors des bruits de course. Puis une voix.

— Jon ? Jonny ?

Bill flageola sur ses jambes, tremblant de peur. C’était A. J.

— Jonathan, est-ce que ça…

Elle contourna l’arrière de l’un des deux camions noirs et se pétrifia, fixant d’abord Bill, bouche bée, puis la créature qui tenait leur fils entre les deux engins.

Le shérif adjoint apparut à côté d’Adelle. Le temps d’analyser la situation, il cherchait fébrilement son flingue.

— Bon ! fit-il en pointant son arme. Attendez ! Lâchez-le ! Relâchez ce gosse !

Mais ils ne peuvent pas la voir, songea Bill.

La créature remua dans le noir. C’étaient des ténèbres insolites, plus noires que les ombres et qui enveloppaient le monstre à la manière d’une couverture. Bill vit les yeux étincelants se porter vers le flic qui s’avançait à pas prudents.

— Vous m’entendez ? cria-t-il. Lâchez ce gosse et nous réglerons tout cela sans grabuge, d’accord ? (S’approchant encore, il ajouta d’un ton ferme :) Illico. (Encore un pas :) Je ne rigole pas.

Encore un pas. Bill voulut avertir le flic mais que lui dire ? De toute façon, il était trop tard.

Une chose – Bill soupçonnait que c’était un bras – jaillit des ténèbres à une vitesse telle qu’on ne vit qu’une image trouble. Le flic fut percuté en pleine poitrine. Ses côtes se brisèrent aussi facilement que du bois sec et il décolla du sol comme soulevé par une tornade. Le pistolet dingua au loin. Ses bras et ses jambes battaient l’air. Cody décrivit un vol plané jusqu’à la rangée suivante de camions et son dos se fracassa sur l’arrière d’un poids lourd.

Le flic rebondit sur la neige où il s’effondra comme une poupée de chiffon.

A. J. se mit à hurler. Un instant, elle donna l’impression de vouloir foncer sur la créature.

— Ben merde, qu’est-ce que… hoqueta le Noir.

Bill recula et empoigna l’homme par le bras.

— Emmenez-moi cette femme. Tout de suite.

Le Noir contourna le poids lourd en un éclair, se posta derrière A. J. et, la saisissant par les épaules, la tira à l’écart, de l’autre côté du camion. Ses pleurs s’évanouirent.

— Rends-moi mon fils, répéta Bill, et je ferai tout ce que tu veux.

— Rejoins-nous, siffla la voix funèbre sans hésitation.

— Quoi ?

— Voyage avec nous. Chasse avec nous. En voyageant seul, tu mets beaucoup d’entre nous en danger. Toi-même, tu prends d’énormes risques. Tu manques d’expérience. Tu es ignorant. Nous t’initierons. Je t’initierai. Après tout, ajouta-t-elle en un murmure langoureux, presque sensuel, tu es un des miens.

— Je n’ai besoin de personne pour voyager. Je me suis bien débrouillé depuis un an.

— Alors, pourquoi faut-il que tu nous suives ?

— Pour… pour vous arrêter.

La créature éclata de rire.

— Nous arrêter ? Nous empêcher de faire ce que nous avons à faire et ce que toi aussi, tu dois faire ?

— Non, répondit-il d’une voix sourde entre ses dents. Non, je ne tuerai pas. Je ne ferai plus de mal à personne.

— Alors, tu mourras ! rétorqua la voix d’un ton enjoué. Tu deviendras de plus en plus faible, et un beau jour, tu ne pourras même plus bouger. Et tu seras réduit en poussière. Tu éprouves déjà cette faiblesse, n’est-ce pas ?

— Non.

— Hum ! Comme tu mens mal. Tu te nourris d’animaux ? Ou peut-être voles-tu le sang. Dans les hôpitaux, je présume. Beaucoup ont essayé ; les faibles font toujours cela, et les sentimentaux. Mais ils apprennent vite que ça n’a rien à voir. Ils perdent leurs forces, et tombent finalement malades. Ils apprennent ainsi une chose. Toi aussi, tu l’apprendras. Si tu ne te nourris pas d’êtres humains vivants, si tu ne bois pas le sang chaud qui coule dans les veines et les artères des humains, tu périras. C’est d’ailleurs un excellent moyen pour éliminer les faibles. Certains parlent de survie des plus adaptés, ou je ne sais quoi. Bref, si tu ne chasses pas, cela m’étonnerait fort que tu restes en bonne santé. (Nouvel éclat de rire.) Tu es déjà en train de mourir à petit feu.

Bill jeta un coup d’œil à son fils, qui gardait les yeux fixés sur un point, au loin. Apparemment, il n’avait plus conscience de ce qui se tramait autour de lui.

— Mais pourquoi m’a-t-on fait ça ? demanda Bill.

— C’était une erreur. Cela arrive parfois. Malheureusement, il n’existe aucun remède. Ou bien tu acceptes ton état ou bien tu le refuses. Et ce sera quoi, pour toi, Mr. Ketter ?

— Relâche mon fils !

Bill vit une ombre semblable à un bras long et maigre qui se tendait vers lui dans la nuit.

— Viens vers moi, d’abord.

Les serres noires étaient lisses et brillantes. La peau blanche comme de la farine ; les doigts effilés et osseux l’invitaient en un geste gracieux.

— Papa ? geignit Jon, comme s’il venait de s’éveiller d’un cauchemar. Papa ? Qu’est-ce… qu’est-ce que tu…

— Jon, tout va bien. Tout va bien.

Bill tenta de sourire à son fils dont les pupilles étaient toujours dilatées par la peur. Il avança d’un pas prudent, lentement ; en se disant que ce qu’il allait déclencher serait toujours mieux que de regarder son fils mourir.

— D’accord… Bien. Je viens à toi. Mais tu dois laisser partir mon fils…

L’énorme Noir apparut à l’autre extrémité des camions, tenant à bout de bras une manivelle. Le gros outil resta suspendu au-dessus de sa tête ; juste assez longtemps pour que le métal jette des éclairs sous la lumière des lampes. L’instant d’après, il l’abattait avec violence.

— Nooon ! hurla Bill.

Une ombre trouble se déplaça avec agilité.

Jon poussa un hurlement de terreur qui fut coupé net à l’instant où il perdit connaissance.

Le bras d’une blancheur laiteuse se leva brusquement, les longs doigts se refermèrent autour du poignet du Noir qui lâcha la manivelle en hurlant à son tour. Il fut poussé en avant. Il s’effondra sur la chaussée et décrivit plusieurs tonneaux dans la neige boueuse. Les pneus arrière d’un camion stoppèrent son roulé-boulé.

— Pas d’indulgence, Mr. Ketter, reprit la créature de sa voix sifflante. J’ai changé d’avis.

Elle contourna l’arrière du camion, d’un mouvement fluide et bruissant. Bill entendit la portière s’ouvrir avec fracas. Engourdi par la terreur, il avança d’un pas chancelant.

Jon hurlait de nouveau. Il entendit ces cris s’arrêter net, alors que son corps frêle atterrissait avec un bruit sourd dans la remorque.

Bill contourna la remorque et scruta le carré de ténèbres. Il entrevit vaguement un visage blême, hideux, dont la bouche révulsante était hérissée d’aiguilles blanches.

Il se figea.

— Ton heure approche, déclara d’une voix râpeuse la créature, une toute petite langue rose frétillant entre les crocs. Tu t’affaiblis. Tu es de plus en plus malade. Tu es… pitoyable.

La porte claqua avec un sale bruit métallique, puis…

Bill referma d’un coup sec ses mâchoires. Il serra les poings avec une telle violence que ses ongles s’enfoncèrent dans sa chair. Puis il entendit un grondement sourd qui montait de sa poitrine et…

… Il se projeta avec une rage inouïe contre la portière du poids lourd, la martela de ses poings, provoquant un écho semblable à un roulement de tonnerre. Il braillait à pleins poumons. Il s’acharnait de tout son poids sur le verrou quand soudain, il s’effondra sur ses genoux, tremblant de tous ses membres, épuisé, la tête sur la poitrine.

Derrière lui, le Noir se relevait en gémissant.

Et une petite voix étranglée par les larmes demanda :

— Bill ? Bi-Bill, c’est toi ?

Bill releva la tête et se rendit compte qu’il avait les yeux noyés de larmes et que son estomac tressautait. Mais ces spasmes étaient provoqués par la nausée et non par les sanglots. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et aperçut A. J., à quelques mètres de lui.

— Bill ? répéta-t-elle dans un souffle.

Il opina brusquement.

Pendant un long moment, ils se regardèrent sous les tourbillons de neige.